Les marcheurs de rêve: Henri Calet

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Les marcheurs de rêve: Henri Calet

Henri Calet, de son vrai nom Raymond-Théodore Barthelmess, est un écrivain français né le 3 mars 1904 à Paris et décédé le 14 juillet 1956 à Vence. Journaliste, il a collaboré, entre autres, à Combat.

Les romans de Calet mettent souvent en scène un Paris populaire de la première moitié du XXe siècle. Patrice Delbourg dit de lui  : « C'est sans aucun doute l'émoi amoureux qui sert de fil conducteur à l'œuvre de Henri Calet. Et Paris comme accotement de prédilection. Le Paris de Charles-Louis Philippe, de Fargue, de Dabit. »

Ces dernières années révèlent un regain d'intérêt pour cet auteur, dont l'un des spécialistes est Jean-Pierre Baril.

Deux jours avant sa mort, Calet écrira dans son agenda ces mots émouvants : « C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides. Je suis déjà un peu parti, absent. Faites comme si je n’étais pas là. Ma voix ne porte plus très loin. Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie. Il faut se quitter déjà ? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. » Ces deux dernières phrases furent citées par Raymond Devos comme « la parole du poète » dans son sketch « Le vent de la révolte » ; elles figurent aussi dans la chanson "La facture d'électricité" de Miossec qui avoue apprécier l'écrivain.

« Ce qui faisait ma personnalité fait maintenant ma faiblesse. »
Henri Calet

Il suffit de lire un ou deux ouvrages d’Henri Calet pour aimer à jamais cet écrivain. Henri Calet, un écrivain ? Est-ce vraiment le mot qui convient ? Ce nom, si on le rapproche « d’homme de lettres », lui va particulièrement mal, mais si on le définit ainsi : « personne qui sait et aime écrire », alors oui Henri Calet est un écrivain, un grand écrivain même.

Je m’aperçois que je n’arrive pas à parler de Calet au passé. Il y a déjà cinq ans qu’il est décédé pourtant, d’une de ces maladies de cœur qu’on dit à la mode, et dont les diaboliques desseins semblent être de nous enlever brutalement et douloureusement les personnes les plus chères. En fait, Henri Calet n’a suivi, avec un immense chagrin, les progrès de la maladie mortelle de sa mère que pour se sentir mourir peu après du même mal. Et lui, fol amoureux de la vie, d’une vie heureuse et libre, il est mort ensoupirant, sans révolte, avec une tendre tristesse : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. »

La plus lourde peine de ses derniers jours fut très sûrement de devoir quitter son fils Luc qu’il adorait et dont il était assez fier. Dure aussi lui a été l’impossibilité de travailler encore à cette « Peau d’Ours », titre prophétique s’il en est, qu’il voulait plus accomplie, plus intime peut-être que ses livres précédents. Car toujours ses scrupules d’artiste furent grands — le moindre article n’étant jamais assez élaboré et achevé à ses yeux — et ce n’est pas la maladie qui allait les diminuer. Néanmoins une sorte de prescience qui l’avait habité toute sa vie, lui soufflait qu’il ne pourrait pas terminer cette œuvre ni le recueil d’articles qu’il préparait et qui allait finalement s’appeler « Contre l’oubli ». Curieuse méthode de travail que la sienne : à la fois indolent et actif, il prenait des notes, apparemment insignifiantes, toujours personnelles, souvent indiscrètes, et peu à peu faisait d’elles un bouquin. Ouvrage intitulé roman bien sûr, mais chronique plutôt, en marge des goûts actuels beaucoup moins nuancés et subtils que ceux de Calet. Ce qui explique sans doute le succès limité de ses livres, lesquels ne lui ont permis de vivre que fort malaisément, comme capricieusement, gêne qu’il supportait sans trop se plaindre, avec ce sourire doux-amer qui l’abandonnait rarement. Sur cette injuste méconnaissance d’Henri Calet, Nicole Vedrès a écrit des pages bouleversantes ; paroles terribles que dictent le chagrin, la douleur et la révolte, et qui prouvent qu’elle savait, comme Pascal Pia, Marc Bernard, Francis Ponge, quel immense talent possédait Henri Calet.

C’est Pascal Pia d’ailleurs qui nous dit que Calet exigeait de ses amis une certaine connivence, voire une certaine complicité, peut-être à cause de l’extrême pudeur de ses sentiments et de ses paroles. Son ironie elle-même conservait une étonnante simplicité de ton. Quel feu intérieur pourtant chez cet homme réservé et discret, presque timide ! Son délicat cœur de bohème, si humain, savait se montrer tout ensemble léger et sérieux. Extraordinairement sensible, plein d’humour, artiste dans l’âme, Henri Calet aimait aller de conquêtes en conquêtes, qui le fatiguaient autant qu’elles l’amusaient, mais s’alliaient parfaitement à son tempérament instable, à son insatiable curiosité, à son besoin de jouir de tout, des êtres comme des choses. Et puis, sans le dire, sans se l’avouer même, en ne cessant pas de sourire, il souffrait et peinait, luttant sans cesse pour demeurer libre et pouvoir écrire. Il aimait pour oublier ces difficultés, pour profiter d’une autre vie, brûlante et sans lassitude. Aussi Robert Kemp a-t-il eu raison de le qualifier de Pavese en miniature. Oh ! un Pavese plus simple que le génial Italien, bien moins dramatique, comme passé au monde de Stendhal. Mais à bien y réfléchir, ce petit Pavese français a eu aussi une mort qui ressemble à un suicide. On ne surmène pas ainsi un cœur si fragile, sans réussite surtout, toujours en pure perte, sans penser qu’un jour…

Il y aurait beaucoup à écrire sur la quinzaine de livres qu’a publiés de son vivant Henri Calet. Comme il le déclarait lui-même, chacun d’eux était « l’œuvre d’une période bien définie ». Ainsi, lui qui fut si sensible à la durée de l’existence est aux dates qui en marquent les étapes, il écrivit un livre à chaque âge, pour chaque âge ; c’est dire l’importance du « je » chez cet homme qui ne parlait jamais que de lui-même dès qu’il avait la plume à la main. N’oublions pas, cependant, quel sens aigu du social, quel besoin de justice il sut montrer dans ses admirables articles (de « Combat », par exemple). Si aucun de ses ouvrages n’avait pu obtenir un grand prix littéraire, récompense qui aurait eu le mérite d’augmenter considérablement le nombre de ses lecteurs, en revanche plusieurs d’entre eux s’étaient vu attribuer d’amicaux et sympathiques prix sans grande prétention publicitaire, prouvant seulement combien les confrères d’Henri Calet estimaient ses œuvres.

Personnellement, ce sont ses trois livres posthumes : Contre l’oubli, Peau d’ours, Acteur et Témoin qui m’apparaissent comme les plus précieux. Certainement parce qu’ils me révèlent un Calet plus lucide, plus sensible et plus généreux que jamais, un Calet nu, qui ne joue pas, qui observe et s’interroge avec une touchante gravité. On le sent beaucoup plus acteur que témoin, déjà moins critique. Lui, qui aimait tant répéter pour son compte le mot de Stendhal : « Ma véritable passion est celle de connaître et d’éprouver ; elle n’aura jamais été satisfaisante », il essaie alors de satisfaire cette passion avec le maximum d’intensité.

En lisant ces bouquins si fraternels, on ne peut pas s’empêcher de penser à une courte phrase de Calet, en apparence banale, et qui peint en fait très exactement l’allure générale de son existence : « Ma vie est difficile parce que j’ai horreur du mensonge. » Oui, toutes les difficultés, tous les revers que connut Henri Calet, notamment dans sa jeunesse, s’expliquent par son horreur du mensonge, que ce soit envers tout gagne-pain, toute femme, toute introspection personnelle. Il se
livrait tel qu’il était, au risque de se perdre. Et que de fois ainsi ne s’était-il pas perdu mais sans pour autant se renier, se sentir un raté. Tant bien que mal, il reprenait pied et courageusement regagnant la route, la même ou une autre ; le principal pour lui était de repartir, de continuer, de persévérer. Cette fois, il n’en sera plus de même, il ne pourra point se reprendre ; par bonheur, son œuvre le remplacera, résistera, vaincra. Nous ne pouvons oublier néanmoins ses dernières paroles, terribles dans leur tendresse, cruelles dans leur nostalgie : « Il faut se quitter déjà ? » Mais, s’il a dû nous quitter, nous sommes quelques-uns à refuser, tant que nous serons de ce monde, de l’oublier, donc de l’abandonner.

Georges Belle

Bibliographie

La Belle Lurette, Éditions Gallimard, 1937

Le Mérinos, Éditions Gallimard, 1938

Fièvre des Polders, Éditions Gallimard, 1939

 Les murs de Fresnes, Éditions des Quatre Vents, 1945

Le Bouquet, Éditions Gallimard, 1945

America, Éditions de Minuit, 1945

Trente à quarante, Éditions de Minuit, 1947

Rêver à la Suisse, Éditions de Flore, 1947

Le Tout sur le tout, éd. Gallimard, 1re édition, 1948 ; éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », Paris, 2003 

Monsieur Paul, Éditions Gallimard, 1950

L’Italie à la paresseuse, Éditions Gallimard ; 1950, rééd. 2009, Le Dilettante

Les grandes largeurs, Éditions Gallimard, 1951

Un grand voyage, Éditions Gallimard, 1952

Les Deux bouts, Éditions Gallimard, 1954

Le Croquant indiscret, Éditions Grasset, 1956

Contre l'oubli, Éditions Grasset, 1956

Peau d'ours, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », Paris, 1958

Acteur et témoin, Mercure de France, 1959

De ma lucarne, chroniques, textes établis avec postface et notices par Michel P. Schmitt, éd. Gallimard, coll. « Les Inédits de Doucet », Paris, 2000

 

C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides. Je suis déjà un peu parti, absent. Faites comme si je n’étais pas là. Ma voix ne porte plus très loin. Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie. Il faut se quitter déjà ? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes.

Les pages d'histoire immortelle, on aime bien les lire, mais les écrire et avec son propre sang c'est, tout de même, un peu différent.

A seize ans, je faisais des poèmes la fleur aux dents. Comme vous et moi. Bien droit sur mes pieds, mains aux poches devant un objectif absent, raide et tout verbeux j'entonnais mon cantique à la gloire de la Patrie, de la Nature, de l'Amour. Au choix. Le climat était propice à la poussée, au développement de pensées nobles et de sentiments élevés. J'en avais, j'en étais plein, j'en débordais. D'un côté, les bons ; de l'autre, les méchants. Et pas de pitié pour les méchants ! Mes idées, peu nombreuses, n'étaient pas troubles. Il a fallu du temps pour que tout sorte. Je veux parler des bonnes vérités et des lieux communs que, pendant des années, j'ai rendu en énorme dégueulade. Ce qui était entré par l'oreille s'en alla par la bouche. Personne n'en fut incommodé. Le sceau de fer, les bonnes souffrances, les vieux messieurs – plus près encore : les w.-c. de  l'hôtel. - … Oublié, tout cela. L'ingestion avait été massive et parfaitement assimilée.
Fils respectueux en passe de devenir le bon soldat, l'employé ponctuel, le mari aimant, le père à son tour respecté. Facile. Il ne fallait que suivre. J'étais, on le comprend, un petit bonhomme engagé sur la bonne voie.

De grandes heures sonnaient à l'horloge de l'Histoire. Pour le retour triomphal des héros, nous étions accrochés sur une échelle à vingt francs et mêlions nos pleurs, ma mère et moi.
Ce fut un défilé mémorable. En tête, le Roi-Chevalier et la famille royale. Tous à cheval.
« Vive le Roi ! Vive la Reine ! » Et après, les petits soldats, tous les petits soldats qui restaient.
« Vivent les petits soldats ! » Suivaient les nègres, les Arabes, les Canadiens, les Portugais...
« Vivent les nègres ! » Les tanks, les canons... « Vivent les tanks ! » A la fin, nous avions la gorge irritée. Dans la soirée, la foule a défoncé les vitrines des vendus notoires et rasé la tête d'une douzaine de prostituées de la rue Saint-Laurent, qui avaient commercé de leurs charmes avec les vaincus. On en a déshabillé quelques-unes en pleine rue. Quelle rigolade ! Des patriotes exaltés opinèrent qu'il eût été bon de les livrer à la flamme purificatrice du bûcher, mais cette idée ne fut pas retenue. On avait tous avalé le drapeau, avec la hampe. 

A l'ombre des anciens combattants de retour au foyer, les nouvelles couches rampèrent, poussèrent et s'exténuèrent en cris admiratifs. Il était de bon ton de s'excuser, en manière de préambule : Je suis, je le sais, un peu jeune... Pour un oui et pour un non, à tout bout de champ, ils nous mettaient sous le nez leurs médailles et leurs rubans. Nous dûmes écouter leurs récits de pluies de balles, de nappes de gaz, de marmitages et d'heures « H », qu'ils avaient sur le bout de la langue et que nous eûmes bientôt sur le bout des doigts. Et par dessus la tête.

C'est dans les salles de cinéma que, chaque semaine, j'allais faire ma provision de femmes. Pour mes nuits. Un petit billet pour un petit jeune homme. Muets, coulaient en épisodes hebdomadaires, Judex et le Masque aux dents blanches. Et les premiers petits Chaplin, dont on ne nous avait pas dit encore qu'il était génial.

J'ai été chercher le travail qu'on rencontrait alors dans tous les coins. Notre pauvre France vivait des jours de prospérité.
Au fond d'un faubourg, près de la Seine, j'ai lu les ardoises accrochées...
« On demande... »
La fabrique de cirage « Kibrill » demandait. Je suis entré pour voir si l'on ne voulait pas d'un petit apprenti désireux de participer à la symphonie du Travail.

A sept heure du matin, la sirène chantait trois fois et nous accourions. Roues, tours, volants, bielles, fraiseuses, courroies, perceuses se mettaient en branle, sous la verrière.
Nous aussi. Pendant huit heures et souvent plus.

Quant à ma conscience, elle était devenue totalement aphone.
J'étais dans le chemin des pauvres. « Poussez pas et suivez la foule.»

Comme les autres, lavé, peigné, torché, je suivis ma petite route immonde, sous la ville dans le convoi de huit heures et demie des vendeurs, vendeuses, comptables et dactylos dirigés sur les piles de madapolam et les additions du Grand Livre.

De bonne heure, quand elle n'est pas bonne, il fallait se décoller les yeux pour entrer dans la gueule du loup du commencement d'un jour. 

Henri Calet

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