Les marcheurs de rêve: Lucien Descaves
Philémon, Vieux de la vieille est peut-être le « grand roman » écrit sur les événements de La Commune – et surtout, sur leurs conséquences. Paru en 1913, il restitue plus de quarante ans plus tard l’itinéraire de ceux qui ont vécu la dernière révolution en France.
Publié pour la première fois en 1913, Philémon, Vieux de la Vieille est un livre hybride, conformément à la volonté de son auteur, Lucien Descaves. Se présentant comme un roman, Philémon se révèle vite un authentique livre d’histoire.
Durant une décennie, Descaves a en effet compulsé des documents de toutes natures (manuscrits, correspondances, journaux) et interrogé les survivants de la Commune afin de livrer au plus près la vie qu’ils ont menée : la joie de l’insurrection, l’exil forcé, puis l’amertume du retour.
Avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, nous publions un extrait du texte introductif à l’ouvrage et à la vie de Lucien Descaves, rédigé par l’historien de la Commune Maxime Jourdan.
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Ses contemporains se sont plu à y voir « une sorte de prédestination » : Lucien Descaves est né à Paris le 18 mars 1861, soit dix ans, jour pour jour, avant le déclenchement de la révolution communaliste. À la vérité, rien ne le prédisposait à se faire le chantre de ce vaste mouvement insurrectionnel : ni le modérantisme politique familial, ni les impressions éparses et frivoles que le gamin d’alors a conservées de l’Année terrible.
Issus de la petite bourgeoisie artisanale et commerçante, ses parents ont fait un mariage d’inclination et se sont établis au Petit-Montrouge, fraîchement annexé à la capitale. Son père, graveur en taille-douce, burine du matin au soir, cependant que sa mère, assise à son côté, lui donne lecture du journal ou de ses auteurs favoris. C’est dans ce climat serein que s’écoule, heureuse, l’enfance du petit Lucien, au cœur de ce pittoresque XIVearrondissement auquel il restera fidèle sa vie durant.
Après des études inachevées à l’école Lavoisier, où lui est dispensé un enseignement essentiellement commercial, il entre en apprentissage à la banque Lehideux en 1878 puis, l’année suivante, comme employé au Crédit Lyonnais. L’adolescent s’ennuie ferme à son poste. Féru de littérature, admirateur de Zola, des Goncourt, de Huysmans, il rêve de mettre ses pas dans les leurs. Sitôt finie la journée de bureau, il s’empresse de regagner son domicile et, soir après soir, mois après mois, affûte sa plume. En septembre 1882 paraît son premier recueil de nouvelles, Le Calvaire d’Héloïse Pajadou, chez Kistemaeckers, l’éditeur des naturalistes.
Deux mois plus tard, le 13 novembre, il est appelé sous les drapeaux. Pendant quatre interminables années – c’est, à l’époque, la durée du service militaire –, l’aspirant-romancier va faire de nécessité vertu : il aiguise ses facultés d’observation et ses capacités d’analyse en consignant dans ses tablettes les réflexions que lui inspirent les turpitudes de la vie de caserne.
Le 20 septembre 1886, le voilà rendu à la vie civile. De retour dans ses foyers, il confère avec son père de son avenir, qui lui paraît des plus incertains. Il décide néanmoins de persévérer dans la voie des lettres et de tenter sa chance dans le journalisme. La fortune, dit-on proverbialement, sourit aux audacieux : le 2 janvier 1887, il est introduit dans le Saint des Saints de la littérature, le Grenier d’Edmond de Goncourt ; le 20 janvier, nanti de la recommandation d’Alphonse Daudet, il est engagé au Petit Moniteur universel.
Quelque prometteurs que soient ses débuts, Descaves n’est connu que de cercles fort restreints. Le jeune écrivain ronge son frein ; résolu à « crever le plafond », il opte pour le coup d’éclat : le 18 août 1887, dans le supplément littéraire du Figaro, il cosigne une violente diatribe contre Émile Zola et son dernier roman, alors en cours de publication. Le « Manifeste des Cinq » contre La Terre – tel est le nom qui fut, en un tournemain, attribué à ce factum – reproche véhémentement au maître de Médan d’avoir chu dans l’obscénité, qui pis est par esprit de lucre. S’ensuit une campagne de presse hostile aux impudents disciples. Peu chaut à Descaves qui, en sortant de l’ombre, est arrivé à ses fins.