Le cadavre de Dieu

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Le cadavre de Dieu

Le soleil s’est brûlé parmi les édifices aux fenêtres aveugles. Je ne suis pas sensible aux courbes érectiles de la Bourse, aux codes barres, aux horaires. J’ai meublé ma tête avec un mobilier mental glané au dépotoir, poèmes anciens, latin d’église, idées folles, phrases pliées en quatre, rimes avariées, slogans mités, lumière imitant l’ombre. J’ai habillé mon cœur dans les vêtements du jazz. Je suis né près de la gare. La tristesse des trains traverse mon enfance. C’était des nuits plus longues que le phosphore éteint. J’ai fait mien l’huile de pauvreté, l’abîme entre les vitres, les pupilles désertes, les bleus du désespoir. Combien de temps faut-il pour traverser la nuit, pour détruire l’enfance, pour retrouver son âme ? Quand on s’arrange avec ses peurs, ça éclate tôt ou tard. La réponse aux prières est un couteau rouillé. La cruauté s’habille de candeur. Les mots s’arrachent du cœur comme des épines amères. Je touche par ma voix le cadavre de Dieu.

À l’approche des villes, les pieds se remplissent de rues. Chaque trottoir est une civière. Le ciel est décousu par les moulins à vent. Dans les pays en guerre, les visages d’enfant sont des larmes et leurs pas des blessures. La bande sonore des balles leur sert de musique. On remplace les poupées par des kalachnikovs. Quand on pense avec la faim, le mot pain laisse des miettes sur la langue. L’idée de l’herbe s’anémie dans les cerveaux électroniques. Je ne résiste pas au papier sur la table, au téléphone muet, au silence des choses, à la mort des hommes. Il y a mille histoires dans un mot, toute une vie dans une phrase. Je consacre tout à la parole avec une impulsion d’enfant qui ne contrôle rien. Je ne possède que de l’encre. Les fous, les malades, les désespérés jaillissent de ma gorge. Le véritable sens est invisible aux yeux. La parole est un feu dans l’espace des chiffres.

Le savoir s’est mué en bêtise, l’espérance en monnaie, les seins en silicone, le bois dur en potence, les papyrus en monnaie de singe, la terre en dépotoir. Le féminin se perd quelque part dans la marge avec les secondes, les feuilles qui tombent, la route qui s’arrête, les souliers morts en chemin. Les réponses se noient entre les rives des questions. Dans les tombeaux de chêne, ce ne sont pas les morts qu’on enterre mais le fond de teint des apparences. La liberté se dégrade au contact de l’État. Son regard mène à paître un troupeau de paupières. Coincée entre les mots, ma voix de courte échelle s’affranchit des slogans. J’ai troqué depuis longtemps le fusil pour l’épi, le trophée pour la bêche. Le temps où l’on écrit prend la couleur des lèvres. J’agite mes deux pieds sur le bord de l’instant. Je bouge dans la pierre, dans la voix des rivières, dans la rosée du cœur. Je me suis inscrit à l’école de l’herbe, buvant la sève et le soleil, conjuguant les racines. Devant le mur du son, je me fabrique une échelle avec des voyelles. Un pain me suffira. Ma voix sera mon eau, ma langue mon pays.

 

Jean-Marc La Frenière

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