Les marcheurs de rêve: Gilles Hénault

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Les marcheurs de rêve: Gilles Hénault
Devoir de mémoire pour le grand Gilles Hénault - « Né à Saint-Majorique un 1er août 1920, Gilles Hénault a été poète, critique, traducteur et journaliste. Il a été directeur des pages artistiques au Devoir (1959-1961) et au Nouveau Journal (1961-1962), directeur du Musée d’art contemporain (1966-1971), enseignant et directeur du Département des arts plastiques (1984-1985) à l’Université du Québec à Montréal et président d’un comité permanent du ministère des Affaires culturelles du Québec pour l’intégration des arts à l’architecture (1985-1986).
Poète de la génération du Refus global, il est l’un des initiateurs de la poésie moderne au Québec. Il est aussi parmi les fondateurs des revues Liberté (1959) et Possibles (1976) et a collaboré à plusieurs autres revues, dont Études françaises et Estuaire. En 1962, Gilles Hénault a obtenu le Prix du Grand jury des Lettres et le deuxième prix des Concours littéraires du Québec pour son recueil Sémaphore. Il a reçu le Prix du Gouverneur général du Canada en 1972 pour Signaux pour les voyants. En 1984, la Conférence canadienne des arts lui décernait son Diplôme d’honneur et, en 1993, il recevait le Prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre. » - Poètes de l’Amérique française
 
Luc Quintal

Épilogue

Épineux souvenirs des barbelés
Fours crématoires aux atroces fumées d'éclipse
                                         et de fin du monde
je vous évoque, mythologies barbares,
que la paix a recouvertes de son infrangible vigilance
Moi, ce n'est pas pour vous oublier
que je vous couvre du suaire de ce poème
mais pour que votre marque indélébile
atteste aux oublieuses mémoires
l'émergence de la férocité
sur la Face du Siècle

Octobre 1970

Ce que l’humanité moderne a peut-être le moins produit, ce sont des hommes; préoccupée qu’elle était de fabriquer des savants et des machines.

Quand je dis un homme, je ne pense pas et je ne dis pas une intelligence ou une volonté seule, un corps ou un cœur seul, un esprit ou un jugement seul; non. Quand je dis un homme, je parle d’une intelligence dans une tête et d’une tête sur des épaules; je parle d’un cœur dans une poitrine, d’un corps sur des jambes, et sur des jambes qui se tiennent debout devant le mensonge et l’injustice; je parle d’un animal raisonnable qui ne soit pas trop animal ni assez raisonnable, je parle d’un homme complet qui ne soit pas complètement vendu ou vendable.

Sémaphore

Les signes vont au silence
Les signes vont au sable du songe et s'y perdent
Les signes s'insinuent au ciel renversé de la pupille
Les signes crépitent, radiations d'une essence délétère, chimie de formes cinétiques, filigranes d'aurores boréales.
Et tout se tisse de souvenirs feuillus, de gestes palmés éventant l'aire des lisses liesses.
Les signes sont racines, tiges éployées, frondaisons de signaux dans le vent qui feuillette son grimoire.
C'est l'hiver et le pays revêt sa robe sans couture dans un grand envol de feuilles et de plumes, dans un geste de sorcier saluant les derniers spasmes de la flamme.
Sous la voussure du ciel
S'allume une bourrasque de sel
Signe d'un silence qui sourd du songe et de l'ennui
Le silence darde sa lance au cœur du paysage soudain cinglé de souffles véhéments et la tempête monte comme une écume de légende pour ternir les bagues de la nuit.
L'homme dans le mitan de son âge ne sait plus de quelle rive lui vient la vie

Chanson des mégots

I

Elle est partie en laissant ses mégots.
Eh ! pourquoi pas, le feu est sans histoire
Et l'art de bien fumer pare les continents.
Qu'en dites-vous, lutins des magiques journées ?
Ces temps sont révolus parce que l'âme clame en toi
la floraison des voyages délétères.

II

Elle est partie en laissant ses mégots.
Transparente est la fuite des voilures lisses
au bord d'un horizon mémorial
où la rame indéfiniment rature les vagues du rêve.
Elle est partie sans ses poissons dorés au coeur de cerise
sans le rayon des jours sans pluie
sans le manteau de bruit que tisse le passage des trains
sans le petit chaperon rouge des soleils en-allés
sans l'ourson assis dans la désolation du déluge.

III

Elle est partie sens devant derrière
sa jeunesse décousue
en laissant le poisson comme un fruit.
Le couteau est moins aigu qu'un éclat de rire
La face convulsée est un écran très lumineux
La première journée, elle avait fait couler une source de ses cheveux
Qu'il t'en souvienne
La deuxième journée fut celle de l'amour sans nuages dans les îles de l'été
Et les autres journées furent les journées-caravane
Les orients pâlissaient devant le monstre bicéphale
Et la dernière journée elle partit
en laissant ses mégots
en laissant son éventail de frasques incomprises
Ses cheveux aux serrures
Ses empreintes digitales au plafond
Ses colères éclatées
par où entre le vent des futures années.

 

Intermède

Vous dormez dans les eaux nacrées
vous dormez dans les eaux navrantes d'hier
(la rivière est couverte d'éphémères)
Répétez d'Héraclite l'axiome
toujours changeant :
« Jamais deux fois dans le même
fleuve on se baigne
« Jamais une seule fois dans
le même fleuve...
« Jamais dans un même fleuve
on se baigne
« Jamais on se baigne sinon
dans des fleuves toujours fluants »
ainsi va la poésie ainsi vont
les sanglots et les sèves
(ainsi gire l'énergie)
Le mouvement dénonce la photographie
et l'annule

 


Gilles Hénault

Théâtre en plein air, Cahiers de la file indienne, 1946

Totems, Éditions Erta, 1953

Voyage au pays de mémoire, Éditions Erta, 1959

Sémaphore suivi de Voyage au pays de mémoire, L’Hexagone, 1962

Signaux pour les voyants, poèmes 1941-1962, L’Hexagone, 1984

À l’inconnue nue, Parti pris, 1984

À l’écoute de l’écoumène, L’Hexagone, 1992

Poèmes 1937-1993, Les éditions Sémaphore, 2006

 
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