J'habite ma tête

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J'habite ma tête

J’habite ma tête, ça va, les mains tirent les ficelles, mais quand je marche, il y a toujours un pied qui dépasse, un œil qui louche, quelques neurones qui s’échappent. J’habiterais bien mon cœur, mais c’est mal vu par les banquiers. Ça laisse des larmes sur le vide, des poèmes sur le bras et de l’espoir en trop. C’est difficile d’habiter sa tête quand on manque d’idées. Il faut creuser dans le mou du cerveau avec une pelle d’enfant. Il arrive qu’on s’empêtre dans les toiles d’araignée, qu’on dérape sur le sens des choses, que les cheveux qui poussent par en-dedans nous empêchent de voir. J’habite ma tête mais je me perds entre les lobes du cerveau.      

J’habite ma tête en différé, jamais synchrone avec moi-même. J’habite ma vie à temps partiel. Un œil dépasse de son orbite et l’autre éclaire comme un phare. Dans mes yeux d’insomnie, les pupilles roulent comme des billes. Je pousse tel un arbre quelques feuilles trop tôt, quelques fruits en retard, un jardin sans soleil. Je cherche un synonyme d’absolu dans cet amas de ratures et de pages. Égaré dans ma tête, je n’ai jamais trouvé la demeure où j’habite. Je saute d’un neurone à l’autre avec des mots aux épaules trop larges pour le cou, des doigts d’idées en quête d’une main.

J’ai trop de vent dans la tête. Une clôture d’enfant m’empêche d’avancer. Je tourne en rond comme une toupie, la pointe du cœur servant de thermomètre ou de boussole aveugle. Il y a trop de paroles mises en pub, trop peu de génie dans une bouteille, trop de souliers qu’une ombre tient en laisse, trop de fleurs en plastique pour les chercheurs de miel. J’habite ma tête à défaut d’un jardin.       

L’eau des hommes se boit dans la paume des mains. Son pain se mange debout. Je me sens à l’étroit, plié en deux dans une cage. Je me cogne sur les parois du crâne. Ma langue tâtonne contre les dents. Je chemine à l’aveugle. Trop enfoncé dans la mémoire des autres, je relève la langue à quatre pattes sur la page. Les regards à l’affût, j’essaie de faire bander les muscles des images. J’écris entre les lignes, taché d’encre et de mots. Quelque part, ailleurs, la ligne d’horizon reflète une nouvelle ligne de vie. La sève et la lumière poursuivent le schéma des racines, nourrissent le feuillage et l’appétit des fruits.

Je prends la route dans le va-et-vient d’un crayon. On s’épuise à regarder trop loin. L’infini n’est jamais de la bonne grosseur, le temps trop lourd ou trop léger, les pantalons du vent trop courts, le corps trop petit pour la pointure de l’âme. On a divisé le monde en chaises autour de la table. Je ne parviens pas à emboîter ma vie dans une fente de guichet. J’habite une petite cabane en forme de tête, une cabane à moineau, un nid mal tricoté, une boite à malle oubliée par la poste. Sous la chair des mots, on se casse les dents sur le noyau du sens. On se blesse les doigts à fouiller le passé. Tous les voyages jamais faits s’empilent sur la route.

J’habite dans ma tête, une page de Bachelard, un roman de Duras, un film de Fellini, un poème de Ferré. De mon étui à crayons, je sors des éléphants, des fées, des montagnes aux épaules carrées, de longues pattes de héron pliées en quatre, des ailes d’oiseau rare, des liasses de mots agrafées en paquets. Je me déplace dans ma tête. Il m’arrive en sortant d’oublier une main, un bras ou simplement un os. Un peu de moi s’échappe par les trous de mémoire. Mes veines continuent de battre quelque part. J’effleure les gens du bout des doigts. Je me refais mot à mot, voyelle par voyelle. Le plancher craque entre les lignes.

J’écris tout petit, entre deux miettes de pain. La petite patte d’un chat lui sert de crayon mais le silence lui marche sur la queue. J’ai mal au paysage, à la terre qu’on viole, aux larmes qu’on refoule. Je me revois parfois dans le regard d’un autre. Chaque mot fait du bruit dans le fond du silence. À défaut de ma tête, je veux habiter mon corps de fond en comble, faire gonfler les chambranles du cœur, astiquer les planchers, habiter ceux que j’aime. J’ai des chemins qui poussent dans le cerveau, des chemins de campagne, une fanfare d’aubépines.

J’ai gardé du passé les tatouages du foin, le goût des pommes vertes, les taches de bleuets, les éraflures aux genoux. Lorsque le temps s’éloigne, l’espace nous manque lui aussi. Je fus une maison, une armoire, une chaise. La maison s’efface. La pluie et le soleil tiennent lieu de fenêtres. Si j’habite ma tête, je ne suis ni dehors ni dedans. Je suis de l’inconnu qui palpite à la porte et de l’enfance qui me pousse dans le dos. Je suis la tige qui résiste au départ des pétales.

 

Jean-Marc La Frenière

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