C'est coriace la vie

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C'est coriace la vie

Je tourne autour comme un aigle affamé. Les ombres et les éclairs semblent échanger leur gènes. Je consulte les roches, les cailloux, les épaves, tout un palimpseste millénaire. J'implore quelques fleurs, quelques efflorescences. Je mets des mots sur le néant comme un croque-mort habille les cadavres et maquille leurs traits. J'écoute les miasmes du monde. Don Quichotte éperdu comme sa Rossinante, je hume le purin
menstruel des sillons, l'amertume empalée sur les vieux arbres éthiques. On a souvent la lame d'un poignard enfoncée dans le coeur, la langue d'un désir léchant les lèvres aphones. On m'a pressé souvent de rentrer dans le rang. Quel rang? Je ne veux pas faire la queue, faire le paon, faire le beau, faire du cash. Lazare, récusant le miracle, se
ressuscite lui-même. J'ai gardé la même idée fixe qu'à l'enfance: être troublé, ému, surpris. Je ne veux pas céder un pouce de terrain au cynisme du monde. La poésie n'aime pas la routine, l'armée, les banquiers, les prêtres, la police. Elle ne marche pas au pas. Ses hexamètres boitent comme les jambes des vieux et les jambettes d'enfance. Un rien m'émeut toujours, une fève qui germe, un chien qui rêve, un trémolo d'amour, un barbouillage d'enfant, une rime de Cadou, une érable qui coule, un vieux qui bande
encore. Tout parle si on écoute. Tout marche si on avance. Tout se redresse si on reste debout. Chaque phonème est une envie d'ailleurs. Chaque syllabe cache un rêve. Chaque phrase est un rire d'enfant.

Ne restera-t-il de nous que quelques grains de sable, une poussière de laine au fond des poches, quelques larmes, quelques mots, quelques rires, le sel des souvenirs sur la peau du destin, de minuscules pattes de mouche, des odeurs, des parfums, des mirages, la cicatrice d'un ego qu'on exhibe aux quidams. C'est coriace la vie, endurant comme un ours piqué par les abeilles. Un chasseur malhabile a blessé une bête. Des pissenlits repoussent sur les traces de sang. Une alouette refait son nid. Après le passage des hommes, le cours d'un ruisseau retrouve son lit. Les castors déplacés pour faire la Baie James sont revenus d'eux-mêmes. C'est coriace la vie, têtu comme un noeud de bois, un oeuf à la veille d'éclore, un carnet de voyage. Au printemps, les herbes flétries par la neige reprennent des couleurs. Tout repousse, les feuilles, les fleurs, les fruits, les sourcils d'herbe verte dans le visage d'un rocher. Les graines germent sous la boue des sentiers. De menus insectes nous transpercent la peau. C'est coriace la vie, généreux comme l'éclat d'une luciole dans la nuit, un souffle chaud sur la rosée, la bonté muette des fleurs, la joie d'un ruminant retrouvant sa pâture. Les outardes et les oies blanches reviennent airer dans le nord. C'est coriace la vie, dur comme l'écale d'une amande,
l'écorce de l'ébène, le roc du Pain du Sucre. Planteur de lettres, récolteur de nuages, pelleteur de vie, crieur public vêtu par Gutenberg, j'avance dans la forêt des signes. Je refais les passions, les passages, les pas aux longs baisers de sable sur la plage. Je lâche la bride sur le cou d'une luxuriance végétale. Avec quelques mots doux, le soleil, le vent, la pluie, je fomente un été. C'est coriace la vie, émouvant jusqu'aux larmes.

Jean-Marc La Frenière
 

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