Touillant les dictionnaires

Publié le

Michel Madore

Michel Madore

À quoi bon regarder les flammes sans se brûler les yeux, faire du feu sans toucher la chaleur! À quoi bon s'aimer sans se croire éternels! À quoi bon les mots vides et les colères de paille! Touillant les dictionnaires, le jeu des caractères, l'alphabet des racines, la glaise, la musique et la palette du peintre, je squatte l'absolu transcendant le réel. Désespéré comme un poète, j'ai l'espoir des enfants, le bonheur imbécile des chats, l'odeur des popottes aux comptoirs de la faim, la mémoire des choses. Je change de cahier comme un arbre renouvelle ses fruits. Tant de mots sont amers et tant d'autres rongés par le bec des oiseaux. Tant de mots courent les rues à la recherche d'un sens. L'espace d'un poème la phrase est verticale. Les mots vivent debout.

J'en ai tué des lundis à coups de stylo Bic, dribblé des dimanches à petits pas frileux. J'en ai traqué des ombres à la lueur des phares, chercher le mystère sous la poussière des choses. Les femmes tendent leur sexe en manière de parole, mais les hommes sont sourds. On ne fait pas la guerre avec des balles à blanc. On ne fait pas l'amour avec une arme au poing. On ne caresse pas la vie des menottes aux poignets. J'ai habité longtemps des costumes trop grands. J'avais le cœur serré dans son étui de peau et la route à l'étroit dans le cuir d'un soulier. Je dois me reconnaître dans le paysage. J'aime la pluie et ses baisers mouillés, la fraîcheur de l'herbe caressant les mollets, le poids d'un chat sur les genoux. Je porte un nom sans le remplir. Je laisse aux mots leur volonté.

Je me raccroche à l'alphabet comme une chemise à un clou, un enfant à la rampe, un vieillard à sa canne. Par ce temps de m'as-tu-vu, de faire valoir et de miroir, il faut oser l'humilité, retrouver l'équilibre avec des bas dépareillés, remplacer l'opinion par une parole vraie. Parmi tous les croyants, je me rassure avec les mots du doute. Lorsque les mots ne servent plus, j'en fait des plumes ou des galets, des cris de bêtes, des chants d'oiseaux.

Tous les chefs sont pareils, chef de gare ou chef de rayon, chef de guerre ou chef d'état. Ils s'opposent à la vie et ne supportent pas la vérité. Dès sa naissance, l'homme a tout pour mourir. Entre-temps, il doit d'abord trouver ce qui le rend vivant. On croit refaire le monde avec des frères de comptoir, mais le fil se casse et le film s'enraye. On croit trouver sa route sur la carte du tendre, mais les nids de poule sont des cratères de bombe. Les jours n'ont plus d'heures et les montres retardent. On se monte un bateau dans l'ivresse des bars, mais le bateau prend l'eau dès qu'on manque de bière. Les imbéciles heureux ne comptent pas leurs sous. Ils rêvent d'une route qui n'aurait pas de fin, d'une vie sans monnaie, sans pesticide, sans police. Ils bâillent aux corneilles qui se déguisent en prêtres. Ils ne laissent pas leur main sous le marteau du boss. Ils s'accrochent aux clous tenant tête à la mort, au vent qui fait bouger l'épaule des patères. J'ai appris de mon loup qu'on ne vit qu'aux aguets. Je suis avec les heures qui passent à côté, les hors-la-loi, les fous, les louves de tendresse protégeant leurs petits, les pic-bois qui s'entêtent à réveiller les morts, les enfants insoumis qui ne perdent pas pied dans les souliers des hommes. Lorsque j'écris dans la pénombre, je convoque au matin la mémoire des ratures. Même au centre des villes, j'ai la mémoire des racines. Les chats gardent pour eux les secrets de la nuit. Les souris coursent avec le temps. Le poisson de l'angoisse tourne en rond dans le bocal du cœur.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article